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LE PRIVILEGE DE VIVRE SOUS L’OCCUPATION

juin 24, 2020

En septembre dernier, nous faisions état de la campagne de dénigrement instiguée par le ministère russe des Affaires étrangères envers les pays baltes, qu’il accusait de ne pas être des démocraties respectueuses de l’État de droit. Cette attaque a fait long feu, et la campagne de désinformation du Kremlin s’est retrouvée, encore une fois, reléguée à l’arrière-plan, d’autant plus que la parade militaire commémorant le 75e anniversaire du Jour de la Victoire russe lors de la Seconde Guerre mondiale a dû être reportée.

Cette fois, l’étincelle est partie du compte Twitter de l’ambassade de Russie en Estonie, qui a partagé l’article de Russia Beyond intitulé «À l’époque soviétique, les pays baltes étaient des régions où il faisait bon vivre».

L’article, qui s’articule autour d’une série de photographies sur papier glacé qui représentent l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie sous l’occupation soviétique dans les années 60, 70 et 80, présente les États baltes comme les républiques les mieux loties d’URSS et fait étalage du «meilleur de ce que cet immense pays [l’URSS] avait à offrir». Ce que l’article passe sous silence, c’est que les États baltes avaient été annexés illégalement par le régime soviétique et qu’ils n’ont eu de cesse, au fil des décennies, de s’opposer aux occupants, d’abord par une résistance armée, puis pacifique.

En outre, l’article formule un certain nombre d’allégations, récurrentes dans les discours de désinformation pro-Kremlin et qui font l’impasse sur certains aspects peu reluisants de l’occupation soviétique, ce que l’on pourrait considérer comme un choix éditorial délibéré visant à blanchir cette dernière. Il prétend notamment que «les réformes soviétiques radicales ont été mises en œuvre avec beaucoup plus de prudence» dans les États baltes, mais ne fait aucunement référence à la répression soviétique qui sévissait dans la région. Cet article a été publié mi-juin, alors que les États baltes commémorent les déportations massives de leurs populations vers la Sibérie.

Se retrouvent également dans l’article des exemples classiques de désinformation tels que :

«La Lettonie, l’Estonie et la Lituanie comptaient parmi les mieux loties des 16 républiques soviétiques.»

Quand on vit dans un pays occupé, il est de bon ton de se rappeler que c’est un privilège. C’est, en tout cas, l’opinion des forces d’occupation.

Jusqu’en 1956, l’URSS comptait 16 républiques, 15 après cette date.

«Les “territoires” baltes, où vivent des populations lettone, lituanienne et estonienne, ont toujours bénéficié d’un statut particulier, tant au sein de l’Empire russe qu’en URSS. Les autorités soviétiques ont toujours essayé de tenir compte des conditions historiques et économiques particulières de cette région “européenne”, si différente du reste du pays.»

Les États baltes faisaient et font encore partie de l’Europe. La langue véhiculaire de l’URSS était le russe, dont l’usage était fortement encouragé dans les écoles et tous les aspects de la vie publique au détriment des langues locales.

L’article soutient également que l’Union soviétique promouvait les cultures locales, alors qu’en réalité la culture était un instrument au service du régime. Selon les canons stricts du réalisme socialiste stalinien, après la Seconde Guerre mondiale, la mission des artistes était de véhiculer de manière réaliste l’idéologie du Parti communiste. Si, à la mort de Staline, la société soviétique s’est libéralisée et que les exigences du Parti envers l’art se sont assouplies, les dispositions officielles relatives à la culture ont encore été subies jusque dans les années 80.

«Des ressources financières importantes ont été allouées au développement du potentiel économique des pays baltes.»

Le développement contrôlé par Moscou d’une économie hautement centralisée et planifiée a engendré des pénuries constantes de produits courants, une industrialisation forcée sans égard pour les intérêts des communautés locales, et des flux migratoires de travailleurs en provenance de toute l’Union soviétique. En 1989, les Estoniens de souche ne représentaient que 61,5 % de la population totale de leur pays. En Lettonie, ce chiffre s’établissait à 52 %.

«Par conséquent, les salaires étant deux à trois fois supérieurs dans ces trois républiques, le niveau de vie y était plus élevé que dans le reste de l’URSS, et la population ne souffrait pas autant de pénuries en matière de nourriture, vêtements, etc.»

Pourquoi tant de modestie ? Selon un membre du Comité de planification de la RSS d’Estonie, le revenu national par habitant du pays en 1980 était supérieur à celui du Royaume-Uni, de la Norvège ou de la Finlande. Cependant, des évaluations plus réalistes, bien qu’approximatives, indiquent que le PNB de l’Estonie à la fin des années 1980 s’élevait à 2200-2300 dollars US par habitant, ce qui correspondait au PNB de la Hongrie plutôt qu’à celui de la Finlande, dont le PIB, à l’époque, était dix fois plus élevé.

 

La chaîne YouTube de Russia Beyond offre également un aperçu de la vie sous la domination soviétique. Dans une vidéo datant de 2018, la présentatrice explique que «les populations qui ont vécu la majeure partie de leur vie sous le joug soviétique n’ont aucune envie de revivre une telle situation. Elles ont encore à l’esprit les interminables files d’attente devant les magasins ou les centres médicaux, les assemblées du Parti, la censure et les écoutes, leur impuissance face à l’oppression sociale et celle émanant des autorités, et la pauvreté. Tous ces désagréments l’emportaient sur les avantages apportés par le socialisme. Le pays était complètement isolé, fermé au monde extérieur. Des groupes comme les Beatles ou les Rolling Stones étaient interdits, les livres aussi [l’État interdisait tous les livres considérés comme dangereux pour le Parti – EUvsDisinfo], se procurer un jean était impossible. En réalité, le tableau empreint de nostalgie que certains peignent de la vie en URSS est tout simplement le reflet renvoyé par le miroir déformant de leur jeunesse à cette époque. Ou la conséquence d’une méconnaissance des événements historiques qui présente les faits sous un jour positif en en oblitérant ou minimisant tous les aspects négatifs.»

Dmitri Teperik, le directeur général du groupe de réflexion «International Centre for Defence and Security», de préciser que le Kremlin se montre tout à fait à la hauteur quand il s’agit d’insuffler à ses partisans l’inspiration nécessaire pour minimiser ou saper les réalisations de l’Occident et de la société ouverte, mais qu’il fait preuve d’«une impuissance crasse dans des tentatives, ô combien médiocres, de créer de nouvelles valeurs positives, des discours encourageants et attrayants, ou d’autres perspectives optimistes».

Dans un contexte où seul le passé semble avoir un brillant avenir, la déformation des faits et une sélection minutieuse d’images pour étayer sa rhétorique constituent, pour le Kremlin, une tactique bien rodée pour enjoliver les pages peu glorieuses de l’histoire soviétique.

Ci-dessous, quelques faits concernant la vie sous l’Occupation.