Read this article in EN RU IT ES FR DE PL BY HY AZ UA RO KA ZH

«Les armes biologiques sont interdites; la recherche biologique ne l’est pas»

avril 08, 2022

Parmi le déferlement de mensonges accompagnant la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, le discours de désinformation du Kremlin selon lequel l’Ukraine effectue des recherches pour mettre au point des armes biologiques se distingue par son caractère particulièrement insidieux. Il tente non seulement de justifier l’invasion brutale de la Russie, mais aussi de discréditer la recherche biologique et épidémiologique légitime dans le monde entier, au risque de mettre en péril la santé publique mondiale.

Dans un entretien avec EUvsDisinfo, Jean-Pascal Zanders, fondateur de The Trench et expert indépendant spécialisé dans les questions de désarmement couvrant les armes chimiques et biologiques, évoque les différences cruciales entre la recherche biologique légitime et le développement d’armes biologiques et les raisons pour lesquelles la Russie s’engage dans de tels discours de désinformation.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, la Russie affirme que l’Ukraine mène des recherches dans ses laboratoires biologiques dans le but de mettre au point des armes biologiques. À votre avis, pourquoi le Kremlin fait-il de telles allégations?

Cela fait un certain temps que la Russie profère de telles allégations contre l’Ukraine et d’autres anciennes républiques soviétiques. Toutefois, les allégations relatives à l’Ukraine se sont intensifiées après 2014, lorsque la Russie a annexé la Crimée et entamé une guerre au Donbass (Donetsk et Louhansk).

La Géorgie a fait l’objet d’accusations similaires en ce qui concerne le centre de recherche pour la santé publique Richard Lugar à Tbilissi (plus connu sous le nom de Lugar lab – EUvsDisinfo).

Une partie des motivations de la Russie a toujours été de tenter de discréditer les États-Unis pour réduire l’influence de Washington dans les anciennes républiques soviétiques. Mais dernièrement, la rhétorique semble davantage cibler la population russe, afin de projeter l’image d’une Russie entourée d’ennemis et confrontée à une menace existentielle, nécessitant donc une action militaire.

Depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février, la Russie diffuse des documents prétendument secrets liés à des projets de recherche biologique en Ukraine (informations qui, en fait, ont toujours été librement accessibles).

Elle les a également présentés au Conseil de sécurité des Nations unies et aux États parties à la convention sur les armes biologiques ou à toxines, soit pour justifier son invasion, soit pour détourner l’attention de ses actes d’agression. Il est à noter que Mme Izumi Nakamitsu, haute représentante pour les affaires de désarmement, a déclaré au Conseil de sécurité des Nations unies, le 11 mars, qu’elle avait connaissance d’informations diffusées par les médias alléguant des programmes d’armes biologiques, mais a ajouté que les Nations unies n’avaient connaissance d’aucun programme d’armes biologiques en Ukraine.

Pour la plupart des gens, les armes biologiques font partie des films d’action. En réalité, les attaques utilisant ce type d’armes sont-elles fréquentes?

Le recours aux armes biologiques a été extrêmement rare dans l’histoire, même si plusieurs pays, dont les États-Unis et l’Union soviétique, disposaient de vastes programmes de recherche et de développement pendant la guerre froide, que la Russie a poursuivis dans les années 1990. Depuis lors, des inquiétudes subsistent quant au fait que la Russie n’ait pas complètement mis fin à ses programmes malgré la convention sur les armes biologiques ou à toxines.

Les armes biologiques sont assez compliquées à utiliser en raison des difficultés à les diffuser efficacement, à les stocker sur de longues périodes ou à en contrôler les effets une fois qu’elles ont été déclenchées.

Toutefois, les maladies infectieuses naturelles (qui peuvent tuer en moyenne jusqu’à 20 millions de personnes chaque année dans le monde, sans parler de la grippe espagnole de 1918-1920, qui a fait entre 50 et 100 millions de victimes dans le monde) et les progrès de la recherche génétique ont alimenté les craintes de guerre biologique ou de terrorisme au moyen d’armes biologiques.

Que prévoit le droit international en ce qui concerne les armes biologiques?

Aujourd’hui, les armes biologiques sont totalement interdites en vertu du droit international. La convention sur les armes biologiques ou à toxines interdit complètement la mise au point, la fabrication, le stockage et l’utilisation d’armes biologiques en toutes circonstances. Cela signifie qu’aucune partie à la convention ne peut jamais avoir d’armes biologiques. Ce traité est en vigueur depuis 1975. Avec le Royaume-Uni et les États-Unis, la Russie, en tant que successeur de l’Union soviétique, est un codépositaire (un gardien officiel et un pivot administratif – EUvsDisinfo) du traité.

L’Ukraine est également partie à la convention sur l’interdiction des armes biologiques ou à toxines depuis 1975, en tant que l’une des républiques soviétiques. Depuis son indépendance le 24 août 1991, rien n’indique que l’Ukraine se soit livrée à des activités interdites en vertu de la convention, alors que la Russie suscite des inquiétudes.

Depuis son indépendance le 24 août 1991, rien n’indique que l’Ukraine se soit livrée à des activités interdites en vertu de la convention, alors que la Russie suscite des inquiétudes.

Si les armes biologiques sont interdites par le droit international, pourquoi existe-t-il des laboratoires travaillant sur des virus et bactéries dangereux?

Depuis les années 1980, les scientifiques ont constaté une augmentation significative de la fréquence et de l’intensité des épidémies de maladies que l’on croyait disparues, causées par de nouveaux types de bactéries et de virus, tels que l’influenza aviaire (grippe aviaire), Ebola et aujourd’hui, la COVID-19. Compte tenu de ces risques accrus, les États parties à la convention sur l’interdiction des armes biologiques ou à toxines ont donc appelé à une surveillance accrue des maladies et à une préparation nationale et internationale pour faire face aux épidémies majeures. Ces capacités nationales seraient également en mesure de détecter rapidement une attaque à l’arme biologique. Leur appel fait écho aux recommandations similaires de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et d’autres institutions internationales.

La convention n’interdit pas la recherche biologique à des fins prophylactiques, de protection ou à d’autres fins pacifiques. L’Ukraine a le droit de mener des recherches biologiques à des fins de sécurité de la santé publique et à d’autres fins pacifiques. De même, les États-Unis, l’Union européenne et les différents pays ont le droit et, selon l’article X de la convention, même l’obligation de contribuer aux travaux menés dans d’autres pays en vue de prévenir l’apparition de foyers de maladies. Ils le font pour l’Ukraine de la même manière qu’ils ont conclu des accords de collaboration avec des pays d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et des Caraïbes.

En effet, les médias pro-Kremlin ont stigmatisé l’Occident en ce qui concerne le soutien à la recherche biologique en Ukraine, en Géorgie et ailleurs. Pourquoi la coopération internationale dans ce domaine est-elle importante et qui la supervise?

Comme je l’ai dit précédemment, la coopération internationale en matière de recherche sur les maladies est activement encouragée par plusieurs traités et promue et soutenue par des institutions internationales telles que l’OMS.

Conformément à la convention sur l’interdiction des armes biologiques ou à toxines, les pays ont le droit d’échanger des équipements, des matériels et des renseignements sur l’utilisation à des fins pacifiques d’agents bactériologiques (biologiques) et de toxines. Ils coopèrent à la mise au point et à l’application de découvertes scientifiques en vue de la prévention des maladies ou à d’autres fins pacifiques. Les États parties à la convention se réunissent tous les cinq ans pour une conférence d’examen – la neuvième est prévue pour 2022 – afin d’évaluer le statut de la convention compte tenu de l’évolution de la science et de la technologie dans le monde.

La collaboration internationale est essentielle à la sécurité sanitaire mondiale, étant donné que la réponse internationale aux urgences sanitaires dépend dans une large mesure des préparatifs nationaux pour faire face aux grandes épidémies. Par conséquent, la coopération scientifique et technologique visant à aider les différents États à renforcer les capacités nationales dans les domaines de la détection, du diagnostic et de l’organisation du système national de santé est vitale pour la santé publique mondiale.

Des laboratoires du monde entier collaborent à cette entreprise, soumettent des projets de recherche en vue d’obtenir un financement, publient leurs résultats et les partagent avec leurs partenaires.

Le soutien scientifique, technique et financier à l’Ukraine n’est pas exceptionnel. Au contraire, il permet à l’Ukraine de participer aux efforts déployés au niveau mondial pour renforcer la sécurité sanitaire et d’en tirer profit.

L’Ukraine a le droit de mener des recherches biologiques à des fins de sécurité de la santé publique et à d’autres fins pacifiques.

La convention sur l’interdiction des armes biologiques ou à toxines, qui traite des armes biologiques, encourage donc la recherche biologique et la coopération internationale?

Oui, si c’est à des fins pacifiques, parce que, tout d’abord, le fait de disposer d’une bonne infrastructure sanitaire et de capacités de réaction réduit la valeur militaire des armes biologiques, ce qui réduit les incitations pour les États à les développer et à les acquérir.

Ensuite, elle s’inscrit dans le cadre de programmes collaboratifs promus et soutenus par différentes organisations internationales. L’idée fondamentale sous-jacente est que l’«arme» fait référence à la manière dont une maladie est propagée délibérément. Toutefois, la maladie est la même et les préparatifs pour lutter contre un foyer naturel ou y faire face seraient essentiellement les mêmes.