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Pourquoi Vladimir Poutine se présente-t-il comme le pourfendeur du néonazisme?

mars 19, 2022

Il s’agit d’une défense de cour de récréation que la plupart d’entre nous connaissent. Si quelqu’un vous insulte, vous répondez: «C’est celui qui dit qui est» ou «tc’est l’hôpital qui se moque de la charité». Autrement dit, vous l’accusez de ce qu’il vous reproche. Cette tactique rhétorique est une projection – une façon de rejeter la responsabilité de ses propres actions destructrices.

Dans son discours diffusé le 24 février annonçant l’invasion de l’Ukraine (la soi-disant «opération spéciale»), Vladimir Poutine a proféré plusieurs mensonges éhontés. Il a prétendu que «l’opération militaire limitée» visait à assurer la «défense du Donbass» et «l’autodéfense de la Russie», alors que l’Ukraine n’a jamais menacé personne, et certainement pas la Russie. Il a affirmé que «l’opération» n’impliquerait «aucune occupation», alors que les soldats russes en Ukraine établissent précisément une telle occupation dans certaines zones de l’est et du sud. Vladimir Poutine a évoqué «la tenue d’élections en vue de former un nouveau gouvernement»; cependant, si les élections devaient être équitables, elles se solderaient vraisemblablement par une majorité écrasante profondément hostile à la Russie, ne serait-ce que parce que l’invasion de Vladimir Poutine a renversé un gouvernement qui avait été élu démocratiquement en 2019 avec plus de 73 % des voix.

Le 16 mars, Vladimir Poutine a prononcé un long discours, multipliant les attaques verbales et les allégations farfelues: les «néonazis» de Kiev préparent une attaque chimique, des armes biologiques, de l’anthrax, et même bientôt des armes nucléaires contre le Donbass et la Russie. Inutile de dire qu’aucune de ces allégations n’a été étayée par l’ombre d’une preuve, comme c’est généralement le cas pour les tropes de désinformation les plus insolentes.

Devenir nazi…

Une affirmation s’est toutefois distinguée, à la fois le 24 février et le 16 mars. Vladimir Poutine a promis que, au lendemain de la victoire, ses forces procéderaient à la «dé-nazification» de l’Ukraine. Cela sous-entend que le gouvernement actuel – dirigé par un président juif dont trois oncles sont morts pendant l’Holocauste – est entièrement ou en partie nazi.

Ce n’est pas la première fois que le Kremlin utilise le terme «nazi» pour décrire les autorités ukrainiennes. Ce n’est même pas la cinquantième fois. Pendant des années, les responsables russes et les médias d’État ont utilisé ce terme pour diffamer et diaboliser l’Ukraine et son gouvernement. Rien qu’au cours des dernières semaines et des derniers mois, les médias russes ont accusé l’Ukraine d’être fasciste, ont affirmé que la «terreur d’État» en Ukraine était comparable à l’occupation nazie et ont prétendu que des «forces fascistes» avaient organisé la révolution de Maïdan de 2014 en Ukraine.

«Nazi à l’Est, nazi à l’Ouest, nazi absolument partout»

En 2017 déjà, nous avions examiné les fréquentes accusations visant à déterminer qui est un nazi selon le Kremlin. Elles étaient déjà nombreuses à l’époque. Les médias d’État russes et les organes pro-Kremlin qualifient depuis longtemps de nazi ou de sympathisant nazi toute personne jugée hostile à la Russie ou au projet géopolitique d’unification du monde russophone, ou Rousskii Mir, notamment la Pologne et les pays baltes. Même l’Italie n’a pas échappé à une terminologie liée au nazisme, telle que «Gestapo». Nous pourrions continuer, encore et encore. Notre base de données compte plus de 800 entrées avec le terme «nazi» pour mot-clé.

Qu’est-ce qui a changé?

Deux éléments: Le terme «nazi» est désormais prédominant dans les médias d’État. Alors qu’il n’était que fréquent et dirigé contre certains pays – l’Ukraine, les États baltes, la Pologne – il est devenu une obsession générale. Selon RT, l’Europe entière [UE] est généralement assimilée aux nazis. Deuxièmement, ce terme prédomine désormais également dans le vocabulaire de Vladimir Poutine, au même titre que d’autres termes péjoratifs tels que «nationalistes drogués», «marionnettes», etc. Ces derniers mois, même le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov pouvait difficilement prononcer un mot sur l’Ukraine sans ajouter «nazi».

Le 4 mars, lorsque le parlement russe a approuvé à l’unanimité des lois draconiennes restreignant la liberté d’expression et l’indépendance des médias, le «débat» a été émaillé du mot «nazi». De toute évidence, l’Occident tout entier est «nazi» en raison de son soutien à Kiev et, pour ce soutien, 48 pays sont désormais déclarés «inamicaux» envers la Russie.

Motifs

Un tel acharnement nne peut avoir eu pour objectif de diviser l’Ukraine de l’intérieur ou de rallier des adversaires étrangers au camp de Poutine. Face à une telle agression verbale – l’équivalent rhétorique de se mettre à nu dans une rue bondée – la réaction naturelle d’un adversaire est de se liguer contre vous avant de se détourner avec dégoût.

Au lieu de cela, l’obsession nazie de Vladimir Poutine a probablement des objectifs internes parfaitement délibérés. Comme la plaisanterie de cour de récréation mentionnée plus haut, la propagande anti-nazi de Vladimir Poutine cherche à détourner l’attention des faiblesses de son propre régime. Elle vise également à unir un public intérieur russe contre un ennemi extérieur imaginaire, démoniaque et sans remords. Enfin, elle cherche à obliger ce public intérieur à combattre – ou, du moins, à ne pas s’opposer à la lutte contre – le croquemitaine chimérique.

La base idéologique et le principal facteur identitaire de l’État russe moderne sont la victoire sur le nazisme en 1945. Sous le règne de Vladimir Poutine, les défilés militaires sont devenus de plus en plus pompeux. Des initiatives locales telles que le «Régiment immortel», conçu à l’origine comme un moyen individuel de rendre hommage à un membre de la famille qui a combattu en 1941-1945, ont été détournées pour servir de spectacles d’État tous azimuts destinés à inculquer les bons sentiments patriotiques aux jeunes générations. À présent, la télévision d’État russe diffuse régulièrement des bandes-annonces vidéo avant les émissions du soir présentant des vétérans de la Seconde Guerre mondiale ayant participé au siège de Leningrad, à la défense de Moscou ou à des événements historiques similaires.

Maintenant, cette guerre – la «dé-nazification»

L’affirmation de Vladimir Poutine selon laquelle il souhaite la «dé-nazification» de l’Ukraine n’a toutefois qu’un seul objectif externe: faire passer tous les nationalistes ukrainiens pour des nazis. L’énorme problème du Kremlin est que son invasion a stimulé la fierté et la détermination nationales ukrainiennes comme bien peu d’autres actions auraient pu le faire.

Si le Kremlin parvient à remporter la plus odieuse des victoires en Ukraine, la «dé-nazification» du pays pourrait être encore plus odieuse. Quiconque exprime sa fierté ukrainienne devra-t-il être «dé-nazifié»? On en frémit d’avance.

«Dé-nazification» est un euphémisme orwellien pour désigner une purge des élus et de l’administration d’un pays indépendant.

Dans une action de style stalinien, les récentes arrestations et enlèvements de maires ukrainiens dans les villes occupées par la Russie illustrent la manière dont les marionnettes du Kremlin sont mises en place. En cas de doute sur la façon dont Vladimir Poutine traite les opposants politiques, il suffit de prendre l’exemple d’Alexeï Navalny. Ou encore, de se reporter à son discours du 16 mars destiné à mobiliser la morale patriotique. Outre la «dé-nazification», Vladimir Poutine a également qualifié l’opposition intérieure de «traîtres contre la Russie; de 5e colonne de l’Occident; de vils insectes qu’il faut détruire».

L’État artificiel et nazi

Depuis des années, Vladimir Poutine ne cache pas sa conviction que l’Ukraine est un État artificiel et que le pays appartient à la Russie – voir son long article de juillet 2021. Vladimir Poutine insiste sur le fait que ses descriptions sont exactes, qu’ils doivent être des nazis, un peu comme ces brutes de cour de récréation qui insistent sur le fait qu’un enfant plus faible mérite d’être roué de coups. Ses descriptions n’ont de sens que dans le cadre de sa vérité, une version idéologiquement décrite par le philosophe du Kremlin Alexandre Douguine, à laquelle seuls lui et d’autres nationalistes russes radicaux peuvent croire.

Cela n’a rien à voir avec les faits. Les groupes d’extrême droite étaient peu représentés lors des manifestations de Maïdan en 2014 et ont par la suite obtenu des résultats abyssaux lors des élections présidentielles et législatives de 2014 en Ukraine. Lors du cycle électoral de 2019, l’extrême droite a essuyé un échec encore plus cuisant: aucune représentation au parlement.

Lorsque des autocrates poursuivent des idéaux géopolitiques tels que l’établissement de la souveraineté russe sur des territoires russes prétendument historiques, le vide béant qui sépare un idéal de la réalité peut se muer en catastrophe. Nous en observons les résultats aujourd’hui: les bombardements russes sur des cibles civiles en Ukraine.

Le culte de la personnalité…

Tandis que Vladimir Poutine reproche aux autres d’être des nazis, un véritable culte de la personnalité se développe chez lui.

Le 18 mars a marqué le 8e anniversaire de l’annexion illégale de la Crimée. Les célébrations à Moscou ont atteint un nouveau sommet cette année. Ce jour-là, Vladimir Poutine a pris la parole au stade Loujniki de Moscou, où des tribunes entières ont pu le voir brandir le slogan «Pour un monde sans nazisme». De manière tout à fait cynique, il justifiait à nouveau la guerre avec les deux mots les plus utilisés pour justifier l’invasion de l’Ukraine: génocide et nazisme.

Près de 100 000 personnes ont participé au concert, beaucoup d’entre elles portant des banderoles et des slogans: «Pour le Président», «Pour la Russie», «Pour la Crimée», «Pour le Donbass». Le mot «pour» – «za» en russe – étant bien entendu orthographié avec l’initiale latine «Z» pour saluer la guerre.

Il est difficile de ne pas y voir le culte de la personnalité, tristement connu des périodes de guerre passées.