Quand les mots tuent – de Moscou à Marioupol

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Le 18 juin, pour la première fois, le monde observera la Journée internationale de la lutte contre les discours de haine. Cette journée s’inscrit dans la lignée de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies de juillet 2021 sur la «promotion du dialogue interreligieux et interculturel et de la tolérance dans la lutte contre les discours de haine». L’ONU invite les gouvernements, les organisations internationales, les groupes de la société civile et les individus à organiser des événements et des initiatives de promotion des stratégies permettant d’identifier et de lutter contre les discours de haine.

Discours de haine – De quoi s’agit-il?

Selon l’explication proposée par les Nations unies, un discours de haine désigne toute forme de communication orale, écrite ou comportementale qui attaque un individu ou un groupe ou qui recourt à des termes péjoratifs à son encontre en ciblant son identité, à savoir, sa religion, son origine ethnique ou son affiliation.

Le discours de haine est dangereux. Toujours selon les Nations unies:

«S’il n’est pas maîtrisé, le discours de haine peut même nuire à la paix et au développement, car il jette les bases de conflits et de tensions, ainsi que de violations des droits de l’homme à grande échelle.»

Discours de haine et déshumanisation

Le discours de haine a deux «compagnons de route»: la désinformation et la manipulation des médias. La guerre initiée par la Russie contre l’Ukraine démontre l’effet dévastateur du discours de haine, car il sert à déshumaniser l’adversaire, dans ce cas, le gouvernement élu et légitime de Kiev ainsi que l’ensemble de la population ukrainienne.

Face à un ennemi déshumanisé, les soldats sur le champ de bataille ne combattent plus une autre personne comme vous et moi, mais un groupe inférieur.

Peu auraient prédit qu’au milieu de l’année 2022, d’éminents dirigeants russes ainsi que des médias d’influence et des leaders d’opinion défendraient ouvertement la perpétration d’un génocide ou appelleraient à la «disparition» d’un peuple. Quelles dynamiques peuvent pousser une société instruite, une culture riche, équipée non seulement de plateformes destinées à l’information et à l’échange d’opinions, mais aussi de réseaux sociaux, à suivre une telle trajectoire?

La réponse est évidente, bien que malaisante: les êtres humains sont manipulables. La dynamique fondamentale de groupe entre en jeu, en particulier lorsqu’il est constamment exposé à de la désinformation chargée en émotions. Notre groupe contre «eux». (Voir notre article sur les cinq discours courants.)

Malheureusement, l’histoire de l’Europe et du monde ne manque pas d’exemples. Des discours de haine avaient précédé les atrocités commises lors de plusieurs conflits. Parmi les exemples récents, citons l’Holocauste, les massacres perpétrés au Rwanda en 1994, les guerres des années 1990 en ex-Yougoslavie, où Vukovar, Srebrenica et le Kosovo nous rappellent la rapidité avec laquelle d’anciens voisins peuvent se retourner les uns contre les autres et commettre des meurtres sauvages.

Comment le discours de haine a dominé la rhétorique du Kremlin ces 12 derniers mois

Depuis 2014, l’utilisation du terme «nazi» est fréquente, comme l’illustre notre base de données, mais nous assistons également à un durcissement du ton.

Juillet 2021: Le long article de Vladimir Poutine: Il y a environ un an, le 12 juillet 2021, le Kremlin a publié un article signé Vladimir Poutine: «Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens». En substance, les allégations du président russe peuvent se résumer comme suit:

– Une grande partie de l’Ukraine est constituée de terres volées à la «Russie historique»

– La nation ukrainienne est une idée artificielle, et les Ukrainiens sont essentiellement des Russes ayant subi un lavage de cerveau car

– L’Ukraine est dirigée par des «radicaux et des néo-nazis» «instrumentalisés» par l’Occident [États-Unis, OTAN, UE]

Le slogan «nazi / néo-nazi» figure dans cinq parties différentes du texte. Les accusations de nazisme sont utilisées depuis la révolution du Maïdan en 2013 afin de déshumaniser les Ukrainiens et désigner le mal en un mot.

L’article de Vladimir Poutine a été distribué aux soldats de l’armée russe dans ce qui s’apparente à une version moderne de l’éducation politique donnée aux troupes de l’ancienne armée soviétique.

24 février 2022: Guerre Dans les semaines qui ont mené à la nouvelle invasion le 24 février, Vladimir Poutine et le gouvernement russe ont souvent accusé Kiev de vouloir «attaquer les russophones du Donbass et de commettre un génocide contre eux». Le 24 février, le président russe a présenté l’opération comme un acte d’«autodéfense» visant à «dénazifier l’Ukraine». Le terme «nazi» s’apparente désormais pour le soldat armé à un ordre d’ouvrir le feu.

16 mars: Pour empêcher les méchants de recourir aux bombes nucléaires Dans son discours du 16 mars, Vladimir Poutine a lancé des accusations plus graves: les «néo-nazis» de Kiev préparent des attaques avec des armes chimiques et biologiques, de l’anthrax ou quelque chose de similaire. Kiev disposera bientôt d’armes nucléaires prêtes à être utilisées contre le Donbass et la Russie. Mais le président russe se présente comme le pourfendeur des néo-nazis.

C’est durant le mois de mars que ce sont multipliées les atrocités commises dans des régions sous contrôle russe, comme l’a documenté l’OSCE.

3 avril: RIA Novosti faisant l’apologie du génocide Le plus grand service de presse de la Russie, l’agence d’État RIA Novosti, a publié un éditorial rédigé par Timofeï Sergueïtsev, un intellectuel de premier plan et réalisateur affilié au Kremlin, dans lequel il lance un appel à l’action en Ukraine, qui ne peut être interprété autrement que comme un appel au génocide: pas de pitié sur le champ de bataille, répression de masse, nettoyage ethnique à la Staline. Le message s’est ensuite propagé aux principales chaînes télévisées russes et aux médias en ligne.

Les termes «nazis» et «nazisme» abondent encore dans l’article pour qualifier tout ce qui a trait à l’État ukrainien, au gouvernement de Kiev, ou aux autorités ukrainiennes. Le plan appelle à la destruction et à la liquidation de tous les «nazis», ainsi qu’à une répression de masse contre les Ukrainiens. En plus d’une censure stricte des voix ukrainiennes et de l’introduction de lois et de la culture russes, l’objectif consiste à interdire le nom même de l’Ukraine ainsi que le terme Ukrainien. Afin de faire disparaître l’Ukraine.

7 juin: Dmitri Medvedev souhaite qu’«ils disparaissent» L’éditorial de RIA Novosti n’est pas loin de penser comme l’ancien président Dmitri Medvedev, autrefois réformateur libéral et désormais vice-président du Conseil de sécurité russe. Dans une publication Telegram, il a repris le discours belliqueux déjà connu, en envoyant ce message clair: «Ce sont des bâtards qui veulent la mort de la Russie. Je les déteste et je ferai tout pour les faire disparaître». Bien qu’il ne mentionne pas explicitement l’Ukraine, il est raisonnable de penser qu’il faisait référence aux Ukrainiens.

“They are bastards who want death for Russia. I hate them and will do everything to make them disappear.”

DMITRY MEDVEDEV

«Ce sont des bâtards qui veulent la mort de la Russie. Je les déteste et je ferai tout pour les faire disparaître.»

DMITRI MEDVEDEV

HATE SPEECH DISCOURS DE HAINE

13 juin: L’Ukraine, une «menace existentielle pour la Russie»

Les mots de Dmitri Medvedev ont été appuyés par des appels plus explicites à la violence lancés par un autre haut responsable russe, Dmitri Rogozine, ancien vice-Premier ministre, ancien ambassadeur russe auprès de l’OTAN et aujourd’hui directeur général de Roscosmos, l’agence spatiale russe. Sur son compte Twitter (vérifié), il propose d’en finir «une fois pour toutes» avec les Ukrainiens. L’Ukraine ou, selon ses termes, «ce qui apparaît à la place de l’Ukraine», représente «une menace existentielle pour le peuple russe, l’histoire russe, la langue russe et la civilisation russe». (Voir également ici)

La «menace existentielle» est également un mot clé de la doctrine russe dans le contexte d’un éventuel recours aux armes nucléaires, étant donné qu’une menace de ce genre doit avoir été formulée à l’encontre de la Russie pour déclencher une première utilisation.

15 juin: Dmitri Medvedev (encore): «L’Ukraine pourrait ne plus exister dans deux ans»

Le 15 juin, Dmitri Medvedev a rédigé une autre publication Telegram, dans laquelle il s’est moqué des négociations sur un éventuel approvisionnement en gaz naturel liquéfié (GNL) américain à l’Ukraine sous la forme d’un prêt-bail de deux ans. Adoptant un air de provocation, il a lancé: «Qui a dit que l’Ukraine sera toujours sur la carte du monde dans deux ans?» Le discours martelant constamment les expressions «disparaître / cesser d’exister / les détester» s’apparente à un véritable feu vert pour les soldats, libres de perpétrer toutes les actions qu’ils souhaitent.

Une télévision toxique

La télévision d’État russe et les médias pro-Kremlin défendent depuis longtemps de manière néfaste un programme très militariste et revanchard, que ce soient les émissions populaires comme «60 Minutes» où des experts jouent à la surenchère (suivez les temps forts ici) ou les actualités télévisées habituelles qui répètent inlassablement des histoires sur les «nazis». Ils ne font que dégrader un climat déjà hostile.

Le jeune soldat sur le champ de bataille – quand le discours de haine est appliqué

Le discours de haine se propage directement en suivant la hiérarchie militaire pour parvenir au soldat présent sur la ligne de front qui consomme les actualités et les informations comme tout le monde. La plupart des soldats russes envoyés à la guerre en Ukraine sont jeunes. Ils n’ont connu qu’un seul dirigeant depuis leur enfance: Vladimir Poutine. L’éducation dispensée à l’école et, par la suite, à l’armée, l’a mis sur un piédestal. Huit années ont passé depuis 2014, l’annexion illégale de la péninsule de la Crimée et le début de la guerre dans le Donbass. Il approuve ou autorise tout ce qu’il se passe en Russie. Nous sommes proches d’un culte de la personnalité, que Viatcheslav Volodine, alors directeur adjoint de l’administration du Kremlin et désormais président de la Douma d’État russe, a peut-être parfaitement défini en 2014: «Sans Poutine, pas de Russie aujourd’hui».

Après des mois de lutte acharnée, plusieurs défaites et un retrait de Kiev, les menaces de recours aux armes nucléaires quasi apocalyptiques proférées tous les deux jours et le slogan «les faire disparaître» donnent probablement l’impression que l’ennemi se cache derrière chaque Ukrainien; ils doivent être tués et annihilés.

À l’occasion de la Journée internationale de la lutte contre les discours de haine, rappelons-nous les mots prononcés par le duc de Wellington après la bataille de Waterloo en 1815: «Rien, sinon une bataille perdue, n’est aussi mélancolique qu’une bataille gagnée». Ils nous prouvent que même les commandants de guerre les plus victorieux pouvaient faire preuve d’humilité et déplorer les pertes humaines.

 

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