Tous les non-dits
Depuis des années, les médias d’État russes ont tendance à insister sur la gravité des événements qui surviennent ailleurs qu’en Russie, cherchant sans doute par là à ôter à la société russe toute envie de prendre exemple sur les démocraties libérales. Actuellement, alors que la nouvelle réalité d’une guerre contre l’Ukraine qui s’éternise fait lentement son chemin dans l’esprit de la population russe, toute crise extérieure est la bienvenue. Pas étonnant, dans ces conditions, que la guerre entre Israël et le Hamas et ses conséquences plus larges soit le sujet le plus traité actuellement par les médias affiliés à Moscou. La façon dont la Russie cherche à se poser en acteur humanitaire ne nous a pas échappée, le Hamas ayant été reçu à Moscou et étant courtisé par les chaînes d’État russes qui s’adressent aux publics du monde entier, et en particulier à ceux d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Amérique latine.
… et maintenant Gaza
Le discours tenu est désormais que le conflit à Gaza va monopoliser toute l’attention politique et militaire de l’Occident et que l’ONU ne peut pas réagir en raison de l’opposition de l’Occident. À cela vient s’ajouter la prévision dystopique bien connue d’un effondrement imminent de l’Occident. Selon Poutine, cet effondrement annoncé depuis longtemps sera dû à la mauvaise gestion par l’Occident de la guerre entre Israël et le Hamas et de la situation délicate dans l’ensemble du Moyen-Orient.
Ce discours de «l’effondrement» est un classique. Il a été mis en avant pendant la pandémie de COVID-19, puis a ressurgi durant l’automne / hiver 2022. Il a véhiculé l’idée qu’une crise énergétique dévastatrice balaierait l’Europe et entraînerait le chaos économique, des troubles politiques, des manifestations et, à terme, la chute des dirigeants européens corrompus. Jusqu’à présent, rien de tout cela ne s’est produit, mais les voix du Kremlin s’échauffent à nouveau pour nous servir le même refrain.
Trois petits tours…
Parallèlement, il est intéressant de noter (mais ce n’est guère surprenant) avec quelle rapidité d’autres sujets sont tombés aux oubliettes. Il y a encore peu, l’infosphère pro-Kremlin couvrait quasiment en continu les attaques de missiles contre l’Ukraine, insistant inlassablement sur le fait que les frappes touchaient exclusivement des cibles militaires. Même si des images diffusées en temps quasi réel sur les réseaux sociaux montraient que les missiles touchaient en réalité des cibles civiles, Moscou soutenait farouchement le contraire. Généralement, un bulletin d’information diffusé sur un média d’État russe consacrait pas moins de la moitié de son temps à fanfaronner à propos de «l’opération militaire spéciale».
…et puis s’en vont
La couverture médiatique de ces événements a diminué, même si les attaques de missiles et de drones russes contre les infrastructures, les ports et les cibles civiles ukrainiennes se poursuivent à un rythme effréné et que de nombreuses troupes russes se livrent à de violents combats. Les attaques sont simplement devenues un fait quotidien usant.
Les médias pro-Kremlin sont également restés silencieux sur les problèmes d’exportation de céréales de la mer Noire. Il n’y a encore pas si longtemps, ils parlaient de l’Initiative céréalière de la mer Noire. Mais depuis que la Russie a torpillé l’accord négocié par l’ONU et la Turquie, le Kremlin est moins bavard sur le sujet. Il n’en reste pas moins que les corridors de solidarité UE-Ukraine, mis en place par l’UE pour aider l’Ukraine à exporter entre autres ses produits agricoles, tout comme l’Initiative céréalière de la mer Noire, ont contribué de manière importante à faire baisser les prix des céréales. Peut-être la Russie, elle aussi grande exportatrice de céréales, est-elle contrariée de voir ses bénéfices excédentaires ont fondu. Du côté ukrainien, entre mars 2022 et octobre 2023, plus de 57 millions de tonnes de céréales, d’oléagineux et de produits associés ont quitté le pays en empruntant les corridors de solidarité. Ils ont rendu possible l’exportation d’environ 60 % des céréales ukrainiennes depuis le début de la guerre. 40 % des céréales ukrainiennes ont été exportées par le biais de l’Initiative céréalière de la mer Noire. Pour en savoir plus, consultez cette infographie explicative.
Les experts en manipulation du Kremlin ont peut-être plus de mal à faire passer auprès du public national et extérieur la dure réalité des faits: la Russie essaie tout simplement de détruire le plus possible l’Ukraine, de ruiner son économie, d’enlever ses enfants, de briser le moral de son public et de tuer son peuple.
Faire croire à une fracture à Kiev
Tandis que certains sujets tendent à disparaître, les médias pro-Kremlin sont toujours prêts à imaginer des scissions à Kiev. Ils ont lu avec intérêt l’interview donnée par le général Zaloujny, commandant en chef ukrainien, à The Economist, sur la nécessité d’une percée sur la ligne de front, ainsi que les déclarations du président Zelensky dans Time Magazine. Ces commentaires ont été interprétés comme une preuve de l’effondrement de la capacité au combat de l’Ukraine et d’une division dans les rangs de l’ennemi, une preuve exploitée au maximum.
En ce qui concerne cette prétendue fracture, les commentateurs de la principale chaîne de télévision d’État russe, Channel One, ont indiqué que le président américain Joe Biden ne faisait que repousser la fin du régime de Kiev. Avec ses batailles politiques à mener à Washington, Biden lui-même est au plus bas.
La télévision d’État russe a tenté de passer sous silence la visite le 4 novembre à Kiev de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, soutenant que les positions de la Hongrie, de la Slovaquie et de la Pologne minaient le soutien inconditionnel apporté par l’UE à l’Ukraine. Il y est aussi régulièrement dit que Zelensky veut rester au pouvoir et qu’en prolongeant la guerre et en reportant les élections en Ukraine il se conduit en despote arrogant. Toujours la bonne vieille recette du Kremlin: s’en prendre aux dirigeants qui ont le soutien de leur population et prédire leur chute.
Autres cas de désinformation remarqués par Desinfo
Avons-nous signalé que le conflit qui sévit dans le Haut-Karabagh et l’exode des Arméniens de souche sont à peine mentionnés dans les informations diffusées par le Kremlin et qu’elles passent sous silence le rôle peu glorieux du contingent militaire russe qui a assisté à leur fuite? C’est de cette façon que fonctionne le Temnik. Le Temnik désigne l’ensemble des instructions politiques données par le Kremlin aux principaux médias russes concernant la façon de traiter les sujets d’actualité, les aspects à mettre en avant ou ceux qu’il faut au contraire passer sous silence. Accuser la mission d’observation de l’UE de collecter des renseignements de manière clandestine n’est qu’une tentative de détourner l’attention. Bien essayé…mais dès le départ, cette mission exclusivement civile a fait preuve d’une transparence totale concernant son intention d’opérer à partir de six pôles. Moscou parvient mal à cacher sa frustration de ne jouer qu’un rôle limité dans le Caucase du Sud. Le Kremlin reproche donc à Nicol Pashinyan, Premier ministre arménien, d’être un instrument de l’Occident.
- Des armes occidentales sont vendues par les Ukrainiens sur le darknet et finissent entre les mains du Hamas ou de groupes radicaux du Moyen-Orient
Ce trope est utilisé de manière récurrente par le Kremlin pour faire en sorte que la méfiance et le doute s’insinuent dans les esprits au sujet des livraisons d’armes à Kiev. Particulièrement toxiques pour le public américain, ces affirmations tentent de donner l’impression qu’un réseau structuré de grande envergure a été mis en place par les autorités ukrainiennes, un peu comme un cartel de la drogue. Pour trouver où le Hamas se procure son arsenal, il semble plus judicieux de chercher vers la Russie elle-même, vers l’Iran ou d’autres pays partageant le même type d’idéologie.
Vous aurez peut-être du mal à y croire, mais c’est ce qu’a déclaré Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, lors de sa réunion du 8 novembre avec les ambassadeurs étrangers à Moscou. Nous pouvons maintenant ajouter cette immonde déclaration à notre examen des tactiques classiques utilisées par le Kremlin pour répandre des mensonges et masquer les questions sensibles derrière un écran de fumée. Cette vague de mensonges a pour but d’embrouiller la population et de semer constamment le doute sur le fait que les forces russes ont commis des atrocités et tué plus de 400 civils à Boutcha, en périphérie de Kiev, lorsqu’elles contrôlaient la région au printemps 2022. Voir le catalogue plus large des mensonges sur Boutcha ici.